Futurs modes de vie

Entretien avec Mathieu Saujot, qui nous parle de transition des modes de vies et tout ce que cela implique
Publié le 5 mai 2022

Dans le premier chapitre de ma BD qui se passe en 2070, on découvre que Laïa est très contrainte par un système de score carbone sans savoir ce qui a amené la société à ce stade. C’est un parti pris créatif, sans autre justification que ma propre imagination. Mais qu’en est-il dans la réalité ? Comment vont évoluer nos modes de vies ? Quelle place pour les libertés individuelles dans un contexte où les questions climatiques demandent un effort collectif ? J’ai posé ces questions à Mathieu Saujot, chercheur à l’IDDRI, Institut de Développement Durable et des Relations Internationales, une fondation de recherche (aussi appelée “Think Tank”), reconnue d’utilité publique.

Mathieu Saujot, en quelques faits marquants

  • A grandit à la campagne
  • A complété ses études d’ingénieur par une thèse d’économie 
  • Est chercheur à l’IDDRI, “l’Institut du Développement Durable et des Relations Internationales”
  • A travaillé sur la ville, la mobilité, la smart city, les inégalités
  • Travaille depuis deux ans sur « les modes de vie en transition »

ARRÊT SUR CASE

Tu as pu lire les premières planches de ma BD, pourrais-tu, s’il te plaît, choisir une case qui t’a interpellé et nous expliquer pourquoi ?

C’est cette case où elle reçoit son courrier, avec les scores. On se rend bien compte qu’il y a un truc extrêmement contraignant pour l’héroïne qui limite ses choix d’études.

Si je prends les travaux de sciences-fiction en général, il y a quand même, dans beaucoup d’œuvres, un petit goût de totalitarisme technologique.
Tu te retrouves souvent avec cette impression qu’il y a de l’abondance mais qu’elle est régulée par quelque chose qui n’est pas le marché. Je ne peux pas m’empêcher de me demander : “c’est quoi le chemin qui mène à ça ? Y’a t’il un chemin qui n’est pas sanglant ?”. 

A ce stade, on ne sait pas d’où vient ce score carbone. Dans ce monde fictif, le système scolaire est déjà régulé par autre chose que juste l’offre et la demande.

Cela me fait penser à un groupe de travail auquel j’ai participé avec L’ADEME (Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie) qui a pensé quatre scénarios prospectifs. Nous sommes  partenaires de cette démarche avec l’IDDRI.  Je participais à un groupe de travail préparatoire lors duquel des personnes étaient allées jusqu’à imaginer un scénario dans lequel on ne choisirait plus son métier ! C’est très extrême et serait un changement majeur vis à vis de la promesse qu’on fait dans notre société actuelle.

D’après toi, comment on trouvera le bon équilibre entre libertés individuelles et contrainte collective ?

J’utilise le terme de “contrat social”. Pour moi, c’est l’idée que, explicitement et implicitement, dans la société il y a des deals. Il y a des choses qu’on a le droit de faire, certaines auxquelles on a accès et d’autres non.
Il y a des moments où les gens pensent que le deal ne fonctionne plus. On l’a bien vu en France, avec les gilets jaunes. 

Ce contrat social, ce mélange des égalités et libertés, est à prendre au sens de l’émancipation et de l’autonomie.

J’ai beaucoup aimé le livre de Pierre Charbonnier “Abondance et liberté ».  C’est un philosophe spécialiste des sciences sociales (chargé de recherches au CNRS, NDLR). Il y dit qu’on nous a toujours appris que des personnes ont lutté pour des libertés, portées par un idéal politique, que ce fut un rapport de force et qu’à la fin, on a accédé à des droits politiques. Il explique qu’on a oublié un truc : c’est le fonctionnement de notre économie et de la consommation de ressources qui permet de produire l’abondance. Nos contrats sociaux, cette façon d’organiser notre vie en société, sont intrinsèquement liés à notre capacité de produire des biens et services qui donnent du confort. Ce que dit Pierre Charbonnier, c’est : “Notre logiciel a été créé sur l’abondance, il va falloir le changer.”

Moi, je me demande : quel est cet équilibre ? Depuis 40 ans, le néolibéralisme, cette façon de relâcher le pouvoir des marchés et de l’initiative privée, a permis plein d’innovations, plein d’efficacité mais ça s’est fait à un coût social important (insécurité économique, pression productivité, précarité, inégalités… ).

J’aime bien rappeler ces deux choses là car il est de bon ton de dire que que le néolibéralisme rend malheureux. Mon côté ingénieur économiste me fait dire : il  faut aussi voir ce que ça a créé, toutes ces choses dont on profite, ces innovations, … sans oublier, évidemment,  les problèmes qui y sont liés. 

Notre travail, c’est-à-dire notre insertion dans le monde économique, a un rôle social fondamental. 
Quand Alexandra Ocasio Cortez (élue démocrate et activiste américaine, NDLR) dit que le New Deal écologique, c’est “a decent job for everyone », un travail décent pour tout le monde,  elle a compris l’enjeu premier pour les américains. Demandez à un smicard qui a peur que sa boite délocalise d’arrêter son barbecue pour consommer moins de viande, … évidemment que ça ne va pas passer.

C’est hyper important de le rappeler, car les gens qui réfléchissent à ces questions, ils ne le vivent pas ! Ils se disent : “Bon, pire cas, il y a le chômage”… Sauf que gagner 1000 euros en étant jeune technicien dans une entreprise, où il y a une cohésion, un projet, une vision collective, ça n’est pas la même chose que gagner 1000 euros en étant au chômage ! D’un point de vue économique c’est identique,… d’un point de vue social ça n’est pas du tout pareil. 

L’enjeu est là : peut-on refaire des gains de liberté et d’émancipation dans le champ du travail qui constituerait une nouvelle base dans un futur écologique ?

 

 

Mode de vie en transition : passé – présent – futur

Qu’est-ce que tu appelles “transition des modes de vie” ?

C’est un réalignement progressif et coordonnée : 

  • De nos prises de consciences, envies et connaissances individuelles : “ça parle à mes valeurs individuelles”
  • Des  normes sociales : “ça c’est bien”, “ça ce n’est pas bien”, “ça se fait ou pas”. Par exemple, après un match de foot, proposer à ton club d’aller manger un buddha bowl à la place d’ un mac do, est-ce la norme sociale ?
  • D’offres. Dans l’exemple précédent:  il y a bien une nouvelle offre de restauration dans ma ville.
  • De la régulation des filières : si l’agriculture ne produit pas ce que les gens mangent ou l’inverse, ça ne va pas fonctionner.

La transition des modes de vie, c’est un changement à ces quatres niveaux dans l’objectif que notre façon de rendre le service (se nourrir, se déplacer, se chauffer) soit sobre et redéfini pour consommer moins de ressources à la base.

Il s’agit donc de trouver ce point d’équilibre où il y a une rencontre entre une innovation (par exemple le vélo électrique) et une offre (“la voie verte dans mon village”). Le trajet devient alors faisable à vélo et, en plus, mon médecin me dit que 30 minutes de vélo, ça serait parfait pour ma santé ! Ça correspond à ce moment où tu as intériorisé tout ça et où tu te dis que, du coup, ça a peut-être peu de sens d’utiliser une tonne d’acier pour faire un kilomètre. C’est un peu un alignement des planètes.

Donc comment fait-on sur des sujets comme la mobilité par exemple ou l’alimentation pour bouger ces quatre éléments ensemble ? Le “prendre conscience” est important mais il faut le faire de manière hyper positive. On ne va pas sauver la planète en compostant, mais comprendre et constater comment on fait pousser des légumes, comprendre le cycle, ça c’est intéressant pour la personne.

La transition, c’est un changement d’ampleur ! On parle beaucoup de nouvelles technologies, de changements économiques, … mais les dimensions sociales changent également en même temps. On vit avec une illusion que nos modes de vie sont fixes, que ces choses là ne peuvent pas bouger alors qu’il suffit de s’interroger sur la façon dont on vivait dans les années 90, dont nos parents vivaient pour voir que nos modes de vie évoluent en permanence… 

Ils sont influencés par des politiques publiques. Le but de l’IDDRI c’est de dire si c’est un objet politique dont on a le droit de parler (si ça n’est pas liberticide…) et quels outils on se donne pour faire évoluer ces politiques publiques, qu’elles soient acceptables…  On travaille par exemple depuis l’année dernière sur un projet pour mettre en place un affichage environnemental alimentaire, une sorte de nutriscore environnemental.

La question sur nos modes de vies est : peuvent-ils évoluer de manière à accompagner, faciliter la transition environnementale ?

 

Où en est-on aujourd’hui en 2022 de cette transition ?

Ce que je sais, c’est que sur l’offre et la régulation, oui, des choses existent. Sont-elles à niveau ? Sont-elles à l’échelle ? Si on reprend l’exemple de la piste cyclable, ça n’est pas avec deux petites pistes cyclables que tu convaincs la population de s’y mettre et donc si on veut y aller, il faut y aller sérieusement !

 

Quels ont été les grands enjeux récents en matière transition de mode de vie  ?

Des transitions, il y en a eu dans l’alimentation. Dans les 30, voir 50 dernières années, il y a bien sûr eu l’avènement des produits préparés. Plus récemment, on observe une légère baisse tendanciel de la viande rouge, on ne peut pas parler de transition. Le bio reste encore limité, c’est 6% des achats des français en valeur. 

Dans la mobilité, non, il n’y a pas eu de transitions. Il y a bien une vaguelette concernant le vélo qui partait ou plutôt repartait de zéro. Il y a bien quelque chose qui se passe et ça n’est pas qu’en France. Mais on part de tellement loin que pour l’instant ça reste mineur.

D’une manière générale, je trouve qu’on n’est pas assez bons pour raconter des transitions qui ont eu lieu. On ne fait pas assez d’histoire des transitions passées. Le passé ce sont des arguments hyper forts pour convaincre des politiques qui sont plus sensibles à l’histoire qu’à une démonstration de sociologue.

C’est quoi pour toi les prochains grands rendez-vous de cette transition d’ici à 2030-2040 concrètement ?

Ce qui est délicat dans ce domaine, c’est l’échelle de temps.
Les ingénieurs prônent des changements technologiques qui prennent du temps, comme la construction d’une centrale nucléaire par exemple. Du coup, on s’est rendus compte que certains changements techniques ne sont déjà plus mobilisables pour intervenir à temps. Donc il y a eu l’idée que mobiliser et changer les modes de vie, ça irait sûrement plus vite. Et là les sociologues ont dit à leur tour : “Ah non, détrompez-vous, les systèmes sociaux, ça évolue lentement.”…

Sur l’alimentation c’est sûr que des choses vont changer, car les pas de temps sont plus courts que l’habitation par exemple. Tous les jours on fait des choix alimentaires. Même si l’agriculture a de l’inertie, cette consommation quotidienne permettra des changements plus rapides que dans la construction par exemple.

Sur la mobilité, je pense qu’il y a beaucoup de choses à faire pour transformer l’essai. D’ici 2025 des autoroutes de vélos vont sortir de Lyon. Là il peut y avoir des effets déclencheurs. Il faut passer à l’échelle. Idem à la campagne : il y a des voies vertes, est-ce qu’on les multiplie ? Est-ce qu’on met le paquet pour promouvoir le vélo électrique ?

 

VOUS AVEZ DIT FICTION ?

À ton avis, comment en est-on arrivés là dans cette BD ?

Un pays seul ne va pas se faire mal car il ne peut pas résoudre le problème tout seul, ça c’est le problème de base.
Y-a t’il eu une pénurie d’énergie ? Ce sont les crises qui font qu’on s’auto-contraint et qu’on change les règles…

 

– interview réalisée le 14 Février 2022 –
Un grand merci à Mathieu Saujot pour s’être prêté au jeu de l’interview

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