La Ville en 2070

Entretien avec Sylvain Grisot urbaniste, qui nous éclaire sur la ville du futur...
Publié le 13 avril 2022

Pour dessiner la ville de ma BD, dans laquelle évolue Laïa en 2070, je me suis inspirée de l’ensemble des propositions faites par la convention citoyenne pour le climat (retrouvez ces propositions dessinées ici ). J’ai ainsi retenu des notions comme la densification urbaine ou l’intrusion de forêts périurbaines,… que j’ai incorporées dans cet univers. Afin d’en apprendre davantage sur la ville de 2070, Sylvain Grisot, défenseur de l’urbanisme circulaire, a accepté de nous éclairer sur les enjeux pour mieux vivre la ville tout en préservant les sols.

Sylvain Girsot En quelques faits marquants

  • A d’abord été anthropologue 
  • A été développeur
  • S’est reconverti dans l’urbanisme
  • A commencé en construisant des toilettes dans des bidonvilles.. “ça rend modeste”
  • A fondé l’agence de conseil et de recherche urbaine dixit.net

ARRÊT SUR CASE

Tu as pu lire les premières planches de ma BD, pourrais-tu, s’il te plaît, choisir une case qui t’a interpellé et nous expliquer pourquoi ?

Les premières cases du chapitre 1 : cette image de ville qui n’est pas idéale, à la fois verte et un peu bordélique, très variée, très diversifiée. Non pas que cela soit juste ou vrai ou ce qu’il faut, car ça n’est pas la question ici. On ne réalise pas aujourd’hui que la ville de 2050 ou 2070, elle est déjà là et en même temps elle doit beaucoup changer. Ce n’est pas une ville qu’on doit construire à côté de celle qui existe : on n’a pas le temps ni les ressources et ça n’a pas de sens.

Cette ville, on voit qu’elle change de visage par la présence de la nature, la disparition massive de la présence de la voiture mais surtout, il y’a une forme d’hétérogénéité, on voit que ça a bougé un peu partout. 

La transition urbaine, c’est ça qu’elle nécessite : rénover un bâtiment, rajouter un étage, végétaliser une toiture, ajouter une extension… Elle n’a pas l’air “dessinée” cette ville, ce n’est pas une grande conception d’ensemble sur laquelle on a une homogénéité. C’est d’ailleurs un peu la façon dont on a fait la ville : par petite touche et non par grande plaque. Quand on fait des grandes plaques et qu’on les fige, ça fait des choses forcément plus homogènes en bien ou pas.

La ville qui n’est pas muséifiée, elle bouge pour s’adapter aux enjeux environnementaux, aux changements de pratiques et par petites touches. Elle va être très hétérogène avec une priorité donnée à la pertinence des matériaux, le réemploi de l’existant versus du neuf et des constructions. Rien que l’exemple de réutiliser des matériaux (portes, fenêtres..) sur des bâtiments qu’on vient de déconstruire pour en construire des nouveaux, ça donne aussi une esthétique de cette ville qui va changer, qui est moins léchée et je pense qu’il le faut.

 

Tu parles même sur ton blog du fait que 80% de la ville de 2050 est déjà là. Que veux-tu dire par là ?

Quand on regarde le rythme de production, on s’aperçoit que d’ici 2050, on n’aura de toute façon produit que 20% du stock des logements. L’essentiel est déjà autour de nous. On a un rendez-vous en 2050 pour décarboner la ville et l’adapter pour la rendre viable aux coups de chauds, aux inondations… Le vrai sujet est actuellement comment on vient décarboner et adapter la ville déjà là d’ici à 2050... c’est une bifurcation complète de la façon de faire.
Si on part de l’hypothèse qu’on démolit tout pour reconstruire mieux ou qu’on part tous à la campagne et qu’il faut construire sur place, c’est autant d’impacts carbone sur les matériaux, les écosystèmes liés à l’étalement urbain qui sont contradictoires avec nos rendez-vous.
Aujourd’hui, pour un bâtiment neuf qu’on construit, l’essentiel de ses émissions carbonées est lié à sa construction. Il va être très performant en terme technique et donc peu émetteur de CO2 à l’avenir dans son utilisation. Il n’y a globalement rien de pire que de démolir un bâtiment obsolète pour en construire un très performant parce qu’on perd tout ce qu’on a investi en terme de matériaux et de CO2 dans la structure existante et en plus, on émet des déchets pour construire du neuf

C’est la double peine : l’impact de la déconstruction et de la construction. Donc tout ce qui peut être réutilisé doit être réutilisé.
C’est une autre façon de faire la ville. On sait très bien faire des bâtiments neufs, mais rajouter quelques étages sur un bâtiment existant, ça reste de l’exceptionnel… Ça rejoint cet esthétisme dont on parlait :  un architecte va devoir venir travailler sur un bâtiment sur lequel un autre architecte avait travaillé 30 ans auparavant : refaire la façade, rajouter des étages, … Et lui-même va devoir ouvrir la voie à un troisième architecte qui, par exemple, changera ces habitats en bureau ou l’inverse..

On en vient à la logique de sous-optimalité. Aujourd’hui, on sur-optimise des bâtiments :  ils répondent très bien au premier usage mais peu au second. Et dès qu’il y a un changement d’usage (par exemple, l’arrivée des modes de travail collaboratifs dans les bureaux ou du télétravail ), le bâtiment réagit assez mal : on a de l’obsolescence programmée même si elle est involontaire. Faire un bâtiment agnostique demande d’investir un peu plus au début : faire un peu plus de surface, plus de hauteur sous plafond…

 

L’urbanisme circulaire : passé-présent-futur

Tu as publié un “Manifeste pour un urbanisme circulaire” en janvier 2021, de quoi s’agit-il ?

C’est une forme de  label sous lequel je viens héberger un certain nombre de pratiques existantes du 21ème siècle en comparaison avec celles qu’on doit laisser derrière nous. Aujourd’hui, quand on a un besoin, quel qu’il soit, la priorité est donnée à la construction d’un bâtiment neuf dans la périphérie, essentiellement sur du sol agricole (ce qui représente 25000/30000 hectares par an). C’est-ce qu’on appelle l’étalement urbain avec tous les impacts que cela a. Ce cycle d’obsolescence programmée fait qu’on a beaucoup de friches, des logements vacants, une sorte de poubelles de la ville. C’est le cycle de l’urbanisation et de l’obsolescence .

 L’urbanisme circulaire, au même titre que l’économie circulaire, comprend un certain nombre de boucles qui permettent d’aller chercher dans la ville existante la réponse à nos besoins. Il y en a quatre. Plus elles sont courtes, plus elles sont pertinente
 
Intensifier, c’est mieux utiliser les bâtiments déjà là, c’est la question des temps des usages.
Transformer les bâtiments plutôt que de les démolir
Densifier au sens de rajouter des usages urbains dans des périmètres déjà urbanisés, qui peuvent être des villages ou des lotissements.
• La quatrième boucle, la moins efficace mais qui peut-être utile dans certains cas, c’est la boucle de recyclage : avec, par exemple, la démolition reconstruction sur des friches ou lieux obsolètes


Y a-t-il eu des rendez-vous manqués sur ce sujet de l’urbanisme circulaire par le passé ?

Des rendez-vous ratés il y en a eu pas mal . Notre modèle de développement a entre 30 et 50 ans, c’est très récent à l’échelle de nos villes et pourtant on a tous ce référentiel en tête (l’importance du neuf, l’étalement urbain…). Tout ça s’est développé très récemment en même temps que le développement du système automobile. Dans les années 90, on prend conscience déjà dans la sphère professionnelle et légale des limites de ce système jusqu’à à une loi marquante, la loi SRU «Solidarité Renouvellement Urbain». Elle parlait déjà à l’époque de “construire la ville sur la ville” plutôt que de l’étaler. On a eu toute une série de grandes lois d’urbanisme depuis 20 ans et pour autant, il n’y a pas de changements de modèle. Il ne s’est pas rien passé : plein de gens essaient de faire des choses. On a bougé des curseurs mais ça n’a pas changé le système. On a fait plus de sols perméables, on a construit des écoquartiers avec des maisons en bois passives et pour autant avec deux ou trois voitures garées devant car à 30 km du premier transport en commun ou de la capacité à travailler. Il n’y a pas eu d’amorce de généralisation pour changer le système.

 

Où en-est-on à présent du coup ?

Il y a deux-trois ans, ça a commencé à s’accélérer, un peu avant la pandémie.

Cette masse critique de gens qui passent de “il faut bouger” à “comment bouger” commence à envahir les discussions dans les organismes professionnels, les groupes politiques. Le confinement est venu accélérer les prises de conscience.

Il y a également clairement un avant-après la loi “climat résilience” du 22 Août 2021 (qui reprend une partie des propositions avancées par la Convention citoyenne pour le climat, ndlr). Avant même les décrets d’application, on constate déjà des effets sur les choix des acteurs, ce qui est assez original. On ne sait pas pourquoi maintenant ça marche.

Les travaux de la convention citoyenne sont venus renforcer un travail qui était déjà fait au ministère, déjà écrit dans le programme biodiversité 2018 avec la ministre Emmanuelle Vargon qui a fait le lien entre les questions d’étalement urbain (où habitent les gens ?, est-ce qu’ils sont dépendants de la voiture ? … ) et la crise des gilets jaunes. Ça n’est pas qu’une question de prix de l’essence, c’est un système urbain global qui rend le tout dépendant. 

On en est là : il y a un mouvement. Ça ne veut pas dire que ça va marcher, il peut y avoir  des erreurs,…

La question n’est plus de se dire “on ne fait plus rien”, la question est de se dire qu’on fait autrement.

 

Quel est l’enjeu des 10 prochaines années ?

Faut pas aller trop vite ! Même si ça peut paraître contre intuitif ! Par contre, il faut commencer vite à bifurquer. Beaucoup d’organisations, de collectivités locales sont en train de le faire : elles font l’état des lieux, se demandent ce qu’on fait, où on va. 

La ville est un objet qui est là et la fabrique de la ville est extrêmement  longue. Construire des logements c’est un horizon de temps à 5 ans, un hôpital c’est 10 ans, un projet urbain c’est 20 ans ! Cela veut dire qu’aujourd’hui, quand on commence quelque chose, on le finit dans 20 ans. Donc, il ne faut pas se tromper. Il faut expérimenter des choses très vite et faire bifurquer les organisations. On commence maintenant mais on a le temps d’essayer et d’accompagner des organisations. 

Dans la décennie qui vient, il faut par exemple faire évoluer des emplois qui sont concentrés sur la construction neuve (des processus connus, industrialisés…) sur la réhabilitation massive des logements (des nouvelles façons d’organiser des chantiers…). Cela s’applique aux architectes, aux bureaux d’étude, aux élus… Il faudra accompagner les gens, les former, créer des opportunités de réorientation d’entreprise, mais tout ça, il faut l’inventer. L’enjeu des dix prochaines années c’est de s’organiser, ce n’est pas forcément le moment où on fait. Il faut se tromper sur des prototypes, car nous, quand on se trompe, c’est sur des millions d’euros. Nous avons une forte responsabilité. 

 

VOUS AVEZ DIT FICTION ?

À ton avis, comment en est-on arrivés là dans cette BD ? 

C’est l’impact d’un choc qui fait qu’il y a un mouvement de réaction collectif qui accélère la bifurcation. J’imaginais peut-être un choc agricole ? Là, on a eu une pandémie, on sait aussi qu’on a des murs devant nous sur la production alimentaire, la disponibilité pétrolière. Quel choc va faire qu’on va réagir collectivement et suffisamment vite ? Quelques soient les scénarios, ça passe par des renoncements. Comment on en arrive à se mettre d’accord là dessus ? Le renoncement, c’est comment partager des ressources limitées et comment partager des efforts. À la fin, l’enjeu de transition est bien essentiellement un enjeu démocratique. On revient sur des vrais fondamentaux politiques. À un moment, on inventera des cheminements politiques locaux pour permettre de tester des voies. Et certaines seront plus florissantes que d’autres et vont se multiplier.

 

– interview réalisée le 21 Février 2022 –
Un grand merci à Sylvain pour son temps et sa confiance envers ma démarche.

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